romulguée par la bulle « Quo Primum » le 14 juillet 1570, la messe dite "de saint Pie V" pose deux types de problèmes. Ces questions sont aujourd'hui ravivées par le très probable motu proprio de Benoît XVI d'élargir la possibilité de célébrer la messe selon le rituel de 1962 (dernier état de la messe dite « de Saint Pie V »). Nous pourrions nous attacher à faire une relecture historique de ce missel abandonné par la réforme liturgique du Concile Vatican II, et à débattre de son adéquation à la célébration dans une Eglise d'aujourd'hui. Nous nous attacherions en ce cas davantage au contenu, accomplissant par là un travail d'ordre liturgique. Nous avons cependant choisi de traiter un second type de problèmes qui ne sera pas sans implications pour la problématique d'aujourd'hui et les questions d'opportunité de remettre en valeur le missel de 1962:
Considérant le contexte historique dans lequel cette messe s'est développée et imposée, nous nous interrogerons sur l'opportunité de ses différentes appellations : Missel de Saint-Pie V, ou encore Missel du Concile de Trente. Nous verrons que cela ne va pas de soi et que l'appellation même de messe tridentine donnée à ce rituel pose problème.

Dans cet exposé, nous établirons une brève archéologie d'un missel qui puise ses racines au coeur même du Moyen-Age, avant de montrer comment il remplit parfaitement son rôle d'instrument de contre-réforme face à la problématique avancée entre autres par le protestantisme, puis nous examinerons dans quelle mesure le missel promulgué par Pie V est un instrument parfait de Réforme catholique parce qu'il s'impose d'autorité mais qu'il répond aussi à une attente. La conclusion tentera de répondre au problème que nous avons posé: le missel dit de Saint Pie V est un exemple emblématique de ce que fut la Contre Réforme catholique issue de Trente mais ce n'est ni la messe du concile de Trente, ni celle de Saint Pie V.

vant le concile de Trente, aussi loin qu'on puisse remonter dans l'histoire du Moyen-Age, c'est la diversité liturgique notamment en matière de liturgie eucharistique qui s'impose. Diversité est d'abord synonyme de liberté et de richesse. Chaque diocèse, chaque ordre religieux, possède ses sacramentaires et cérémoniaux qui sont bien souvent placés sous l'autorité des évêques.

Jusqu'au XIème siècle au moins, la messe se dit à l'aide d'un sacramentaire. Au XIIIème siècle, le missel apparaît pour tenter de canaliser une diversité grandissante qui va s'accentuer avec le grand schisme d'Orient, l'exil de la papauté en Avignon et la Renaissance . C'est ainsi que naissent des rites qui connaîtront encore au-delà du concile de Trente une grande renommée et qui existent encore de nos jours: rite ambroisien de l'Eglise de Milan, liturgie mozarabe des chrétiens vivant en Espagne (messe wisigothe), rite gallican en France, rite lyonnais, rite dominicain, rite romain, rite cartusien...

Pour des raisons politiques d'alliance avec le Saint-Siège, Charlemagne contribua à la diffusion des usages liturgiques romains, en officialisant le sacramentaire romain appelé Hadrianum, il sera presque partout en usage à la fin du XIème siècle.

En 1074, Grégoire VII, auteur de la réforme grégorienne1, demande aux évêques espagnols d'abandonner le rite mozarabe, soit disant source d'hérésie, au profit du rite romain. Le concile de Latran V verra lui aussi naître des demandes d'unification de la part des pères, et de nombreuses initiatives de conciles provinciaux tels que Bourges en 1529, les synodes de Sens et Paris (1528) tenteront de mettre en place des systèmes de contrôle de l'impression des missel et de l'unification provinciale de la liturgie. L'évêque de Vienne en 1543 adressera un mémoire à Paul III demandant l'unification romaine du missel sans toutefois exiger la disparition des autres rites particuliers.

Les papes au seuil du Concile de Trente, favoriseront également trois grandes tentatives d'unification liturgique.

On peut difficilement comprendre comment évolue la messe de la période gothique si l'on n'a pas présent à l'esprit les changements spectaculaires qui s'effectuèrent dans la perception que le peuple avait de l'Eucharistie ainsi que la place que la Réforme grégorienne avait faite à la personne du prêtre célébrant, soulignant ainsi le pouvoir sacré dont il était investi.

Les débats théologiques de la période scolastique allaient également élaborer une théologie de plus en plus pointue de la présence réelle dans l'hostie qui allait avoir une grande influence sur la liturgie, avec l'apparition notamment de l'élévation

La période gothique est une période de sacralisation au sens de séparation : séparation y compris géographique du peuple et des clercs par l'établissement des jubés, séparation ontologique des laïcs et des prêtres par leur fonction sacerdotale de rendre présent Dieu dans l'hostie.

Pouvoir sacré du prêtre et sacralisation de la présence réelle du Christ dans l'hostie allaient définitivement orienter laliturgie vers une conception uniquement sacrificielle de la messe.

La messe gothique devient un spectacle, le spectacle du sacrifice du Christ renouvelé et rendu présent dans l'Eucharistie, qui fait de celle-ci une véritable théophanie à laquelle le pleuple n'est que passivement associé.

Evoquons ici les célèbres représentations de la messe de Saint-Grégoire, nombreuses dans l'iconographie religieuse de cette toute fin de Moyen-Age, dont nous avons choisi un exemple (voir reproduction ci-contre), provenant du musée des Jacobins à Auch : Il s'agit d'une mosaïque réalisée en 1539 au Mexique selon des techniques ancestrales aztèques en plume, sous la direction des moines franciscains (nous verrons l'importance de ceux-ci pour la messe promulguée par Pie V).

L'oeuvre représente au moment de la consécration, le Christ apparaîssant au pape Grégoire le Grand sous les traits de l'homme des douleurs avec les instruments et figures de la passion. Dans cette théatralisation liturgique, l'hostie elle-même revêt un pouvoir miraculeux .

On veut voir l'hostie à l'élévation, on fait le tour des églises pour l'apercevoir le plus grand nombre de fois, on attribue à sa simple vision des vertus miraculeuses etc... déplaçant ainsi la messe vers la dévotion populaire autour du saint-sacrement, comme si le peuple des fidèles voulait s'approprier à nouveau quelque chose qu'il avait perdu dans la séparation.

« Gertrude reçut cette lumière : chaque fois que l'homme regarde avec amour et désir la sainte hostie, qui contient sacramentellement le Corps du Christ, chaque fois il augmente ses mérites pour le ciel; En effet, dans la vision de Dieu, il goûtera autant de délices spéciales qu'il aura de fois contemplé sur la terre le corps du Christ ou désiré au moins le voir. »
Révélations de Sainte Gertrude de Helfta (1256-1301) livre 4, ch.25. La diversité liturgique qui fleurit à la période gothique va donner lieu à des abus qui seront de plus en plus insupportables à la veille du Concile de Trente :
Le principal était la multiplication des messes votives très populaires (ex de la messe des cinq plaies du Christ ou la messe des douleurs et des joies de Notre-Dame), ou des messes destinées à solliciter une protection particulière: La messe de Clément VI de 1348 contre la peste noire ad mortalitatem evitandam, la messe contra calculum contre la maladie de la pierre, tant redoutée, la messe contre la vérole contra morbum. Existaient aussi les messes pour les défunts, et des séries de messes de toutes sortes, des messes gigognes, qui s'emboîtaient n'attendant pas la fin de la première pour commencer la seconde. Des messes en l'honneur de saints patrons de toute sortes supplantent le propre du temps liturgique.
Plusieurs messes étaient souvent célébrées dans une même Eglise dans une liturgie différente, malgré les tentatives infructueuses de certains pasteurs pour unifier les missels (Exemple de Nicolas de Cues évêque de Brixen 1455).

« J'étais une fois à Saint-Germain en Laye, où je remarquai sept ou huit prêtres qui dirent tous la messe différemment; l'un faisait d'une façon, l'autre d'une autre : c'était une variété digne de larmes. Or sus, Dieu soit béni de ce qu'il plaît à sa divine bonté remédier peu à peu à ce grand désordre. »

Vincent de Paul : Conférence du 23 mai 1659, Paris, Gabalda 1924.
Parfois des prêtres composent eux-mêmes des messes. Ainsi le témoignage de Jean de Varennes, curé de Saint-Lié dans le diocèse de Reims, qui compile quatre messe « avec l'aide de la grâce divine » à la fin du XIVème siècle.
A cela s'ajoutent des compositions de préfaces au contenu légendaire, des missels surchargés de prières et de cantiques divers, quand le prêtre n'entreprend pas de son chef la réforme du missel jusqu'à la suppression du canon !
1474 est la date de première impression du missel de la curie romaine bien plus ancien puisque nous en trouvons des traces manuscrites dès le IX ème siècle. Il servira en très grande partie de base d'élaboration à la commission commanditée par Pie V pour élaborer le missel.

Au départ, il différait de celui du diocèse de Rome ( liturgie romaine). Avec le bréviaire, plus réduit et plus souple, il était plus facile d'usage lors des déplacements nombreux de la Curie, la cour papale.

En 1223, François d'Assise adopte missel, bréviaire et ordo de la curie en vertu de l'allégeance qu'il voulu faire au pape. Ces livres liturgiques ont donc profité du formidable essor de l'ordre franciscain, passant de 30 000 religieux à la fin du XIIIème siècle, à 60 000 au début du XVIème. Les papes tels que Grégoire IX en 1241 ou Nicolas III en favorise la diffusion . De la curie, il devient franciscain pour être adopté par l'ensemble de l'église de Rome puis d'Avignon, et atteindre une popularité qui feront de lui avec le bréviaire, la base des livres liturgiques de la chrétienté, sans toutefois faire disparaître les autres rites.

uther remet en cause le caractère exclusivement sacrificiel de la messe gothique telle que nous l'avons vue dépeinte tout à l'heure : « La messe n'est pas un sacrifice, ni une oblation pour nos péchés; elle est seulement la commémoration du sacrifice accompli sur la croix. C'est métaphoriquement que les Pères ont pu l'appeler sacrifice : elle ne l'est ni proprement ni en vérité; elle est simplement le testament et la promesse de la rémission des péchés. Luther, Confession d'Augsburg.

Sur la forme aussi bien que dans le fond, nous savons que la critique de Luther est radicale. Dénonciation des liturgies grandioses et de la pompe, volonté de célébrer dans une langue qui peut être comprise, communion sous les deux espèces; autant d'éléments auquel s'opposera le Concile de Trente pour le simple fait que leur assertion émanait des protestants

« Dans la célébration des messes, toutes les cérémonies, vêtements et gestes extérieurs sont plutôt des dérisions de l'impiété que des honneurs pieux. Et, comme la messe du Christ fut fort simple, ainsi plus la messe est semblable et voisine de cette messe, la première de toutes, et plus elle est chrétienne. »

Luther : De Sacramento Panis

Le concile de Trente et plus tard la messe promulguée par Pie V ne cherchera pas un retour à l'équilibre qui engloberait toutes les dimensions de la messe : sacrifice, mémorial, acte communautaire; il s'inscrira bien plutôt en réaction au protestantisme, en réaffirmant des éléments théologiques et liturgiques antérieurs.

A l'assertion : « La messe n'est pas un sacrifice », le concile de Trente répond par un bouclier d'anathèmes. Voir la XXIIème session du 17 septembre 1562 : Doctrine sur le Très Saint Sacrifice de la Messe et le Décret disciplinaire qui suit.
Le Concile réaffirme en la précisant, la conception du sacerdoce issue de la réforme grégorienne : le Prêtre doit se distinguer du laïc et être son exemple par son comportement mais aussi par son habit, avec instauration de l'obligation de porter l'habit écclésiastique. Cette conception de rupture réaffirmée sera très nettement mise en application dans la messe de Saint Pie V, qui est comme nous l'avons dit une messe de séparation.
« Les Evesques avertiront donc les Ecclésiastiques, de quelque rang qu'ils soient, de montrer le chemin au Peuple qui leur est commis, par une vie éxemplaire, leurs paroles, & leur doctrine ; se souvenant de ce qui est écrit : Soyez Saints, parce que je suis Saint (Levit. 19. 2.) ; & prenant garde ussi suivant la parole de l'Apostre, de ne donner à personne aucun sujet de scandale (2. Cor. 6. 3.), afin que leur Ministere ne souffre point d'atteinte, mais qu'ils se fassent voir en toutes rencontres, comme de véritables Ministres de Dieu ; de peur que le mot du Prophete ne s'accomplisse en eux : Les Prestres de Dieu souïllent les lieux Saints, & rejettent la Loy (Ezech. 22. 26.) » Concile de Trente : Session XIV – Décret de Réformation, Introduction, 25 novembre 1551.