Dans cet exposé, nous établirons une brève archéologie d'un missel qui puise ses racines au coeur même du Moyen-Age, avant de montrer comment il remplit parfaitement son rôle d'instrument de contre-réforme face à la problématique avancée entre autres par le protestantisme, puis nous examinerons dans quelle mesure le missel promulgué par Pie V est un instrument parfait de Réforme catholique parce qu'il s'impose d'autorité mais qu'il répond aussi à une attente. La conclusion tentera de répondre au problème que nous avons posé: le missel dit de Saint Pie V est un exemple emblématique de ce que fut la Contre Réforme catholique issue de Trente mais ce n'est ni la messe du concile de Trente, ni celle de Saint Pie V.
vant le concile de Trente, aussi loin qu'on puisse remonter dans l'histoire du Moyen-Age, c'est la diversité liturgique notamment en matière de liturgie eucharistique qui s'impose. Diversité est d'abord synonyme de liberté et de richesse. Chaque diocèse, chaque ordre religieux, possède ses sacramentaires et cérémoniaux qui sont bien souvent placés sous l'autorité des évêques.
Jusqu'au XIème siècle au moins, la messe se dit à l'aide d'un sacramentaire. Au XIIIème siècle, le missel apparaît pour tenter de canaliser une diversité grandissante qui va s'accentuer avec le grand schisme d'Orient, l'exil de la papauté en Avignon et la Renaissance . C'est ainsi que naissent des rites qui connaîtront encore au-delà du concile de Trente une grande renommée et qui existent encore de nos jours: rite ambroisien de l'Eglise de Milan, liturgie mozarabe des chrétiens vivant en Espagne (messe wisigothe), rite gallican en France, rite lyonnais, rite dominicain, rite romain, rite cartusien...
Pour des raisons politiques d'alliance avec le Saint-Siège, Charlemagne contribua à la diffusion des usages liturgiques romains, en officialisant le sacramentaire romain appelé Hadrianum, il sera presque partout en usage à la fin du XIème siècle.
En 1074, Grégoire VII, auteur de la réforme grégorienne1, demande aux évêques espagnols d'abandonner le rite mozarabe, soit disant source d'hérésie, au profit du rite romain. Le concile de Latran V verra lui aussi naître des demandes d'unification de la part des pères, et de nombreuses initiatives de conciles provinciaux tels que Bourges en 1529, les synodes de Sens et Paris (1528) tenteront de mettre en place des systèmes de contrôle de l'impression des missel et de l'unification provinciale de la liturgie. L'évêque de Vienne en 1543 adressera un mémoire à Paul III demandant l'unification romaine du missel sans toutefois exiger la disparition des autres rites particuliers.
Les papes au seuil du Concile de Trente, favoriseront également trois grandes tentatives d'unification liturgique.
On peut difficilement comprendre comment évolue la messe de la période gothique si l'on n'a pas présent à l'esprit les changements spectaculaires qui s'effectuèrent dans la perception que le peuple avait de l'Eucharistie ainsi que la place que la Réforme grégorienne avait faite à la personne du prêtre célébrant, soulignant ainsi le pouvoir sacré dont il était investi.
Les débats théologiques de la période scolastique allaient également élaborer une théologie de plus en plus pointue de la présence réelle dans l'hostie qui allait avoir une grande influence sur la liturgie, avec l'apparition notamment de l'élévation
La période gothique est une période de sacralisation au sens de séparation : séparation y compris géographique du peuple et des clercs par l'établissement des jubés, séparation ontologique des laïcs et des prêtres par leur fonction sacerdotale de rendre présent Dieu dans l'hostie.
Pouvoir sacré du prêtre et sacralisation de la présence réelle du Christ dans l'hostie allaient définitivement orienter laliturgie vers une conception uniquement sacrificielle de la messe.
La messe gothique devient un spectacle, le spectacle du sacrifice du Christ renouvelé et rendu présent dans l'Eucharistie, qui fait de celle-ci une véritable théophanie à laquelle le pleuple n'est que passivement associé.
Evoquons ici les célèbres représentations de la messe de Saint-Grégoire, nombreuses dans l'iconographie religieuse de cette toute fin de Moyen-Age, dont nous avons choisi un exemple (voir reproduction ci-contre), provenant du musée des Jacobins à Auch : Il s'agit d'une mosaïque réalisée en 1539 au Mexique selon des techniques ancestrales aztèques en plume, sous la direction des moines franciscains (nous verrons l'importance de ceux-ci pour la messe promulguée par Pie V).
On veut voir l'hostie à l'élévation, on fait le tour des églises pour l'apercevoir le plus grand nombre de fois, on attribue à sa simple vision des vertus miraculeuses etc... déplaçant ainsi la messe vers la dévotion populaire autour du saint-sacrement, comme si le peuple des fidèles voulait s'approprier à nouveau quelque chose qu'il avait perdu dans la séparation.
« J'étais une fois à Saint-Germain en Laye, où je remarquai sept ou huit prêtres qui dirent tous la messe différemment; l'un faisait d'une façon, l'autre d'une autre : c'était une variété digne de larmes. Or sus, Dieu soit béni de ce qu'il plaît à sa divine bonté remédier peu à peu à ce grand désordre. »
Au départ, il différait de celui du diocèse de Rome ( liturgie romaine). Avec le bréviaire, plus réduit et plus souple, il était plus facile d'usage lors des déplacements nombreux de la Curie, la cour papale.
uther remet en cause le caractère exclusivement sacrificiel de la messe gothique telle que nous l'avons vue dépeinte tout à l'heure : « La messe n'est pas un sacrifice, ni une oblation pour nos péchés; elle est seulement la commémoration du sacrifice accompli sur la croix. C'est métaphoriquement que les Pères ont pu l'appeler sacrifice : elle ne l'est ni proprement ni en vérité; elle est simplement le testament et la promesse de la rémission des péchés. Luther, Confession d'Augsburg.
« Dans la célébration des messes, toutes les cérémonies, vêtements et gestes extérieurs sont plutôt des dérisions de l'impiété que des honneurs pieux. Et, comme la messe du Christ fut fort simple, ainsi plus la messe est semblable et voisine de cette messe, la première de toutes, et plus elle est chrétienne. »
Luther : De Sacramento Panis
Le concile de Trente et plus tard la messe promulguée par Pie V ne cherchera pas un retour à l'équilibre qui engloberait toutes les dimensions de la messe : sacrifice, mémorial, acte communautaire; il s'inscrira bien plutôt en réaction au protestantisme, en réaffirmant des éléments théologiques et liturgiques antérieurs.