"Mariage pour tous", christianisme et homosexualité... Nous est-il demandé de concilier l'inconciliable ?



Un musée d'art à Kiev contient une curieuse icône provenant du monastère de Sainte-Catherine sur le mont Sinaï en Israël. Elle montre deux saints chrétiens en robe. On retrouve entre eux le traditionnel « pronubus » romain, surplombant un mariage. Le pronubus est le Christ. Le couple marié est composé de deux hommes.



Cher G,

Je viens de lire ton message expliquant tes intentions de fermer ton profil Facebook, et je voudrais simplement te dire pourquoi tu as bien fait de le laisser ouvert. Tu manifestes ta souffrance devant les contradictions que tu vis en ce moment à l’occasion de la promulgation de la loi sur « le mariage pour tous ». Je peux te comprendre ta lassitude étant moi-même souvent aux prises avec les mêmes oppositions entre la foi chrétienne et l’assomption pleine et entière d’une sexualité qui n’est pas celle de la majorité.  Les termes sont bien choisis lorsque tu parles d’un véritable « écartèlement ». En faisant le choix d’être chrétiens à part entière, et celui d’assumer pleinement et entièrement ce qui leur est demandé de vivre, les homosexuels sont très souvent dans la position d’un grand écart insoutenable et se demandent jusqu’à quand ils vont pouvoir tenir. Cela est d’autant plus aigu en ce moment qu’ils sont mis au défi par les deux pôles qui les pressent instamment de prendre position. Les chrétiens, plutôt « anti », pensent pouvoir annexer leur suffrage et leur parlent comme s’ils étaient des leurs, ce qui n’est d’ailleurs pas illégitime. Les gays n’en demandent pas moins en les rattachant d’office à des groupes partisans alors que leur position est sans doute plus nuancée qu’un simple « oui » sans condition.
Comme il serait facile de choisir de façon claire et tranchée en suivant l’un ou l’autre camp, et en faisant une entorse grave à ce qui les constitue essentiellement !
En ce moment plus qu’à nul autre sans doute, cette situation très inconfortable  les oblige à comprendre ce qu’ils sont, en opérant une herméneutique de la vie qui tienne compte des deux aspects sans pour autant les opposer mais en valorisant le sens qui leur est commun, celui de l’unité de la personne humaine et de l’appel auquel ils ont répondu. Ils savent que renoncer à ce que Dieu veut pour eux, vivre conformément à ce qui les constitue profondément, serait céder à la tentation de la fermeture.  C’est là, en effet,  qu’il leur montre précisément combien ils sont aimés et sont capables d’aimer. Le lieu de leur fragilité, si souvent déconsidéré et rejeté, fait d’eux des chrétiens à part entière et doit alors se faire signe, « signe de contradiction ». Quoi de plus appropriée pour définir la condition chrétienne que la croix transformée en arbre de Vie ?
Au fond j’imagine très bien la tension des chrétiens du temps lointain de Chalcédoine, aux prises avec un inconciliable : la double nature du Christ, « pleinement homme et pleinement Dieu ». A la fois pleinement chrétiens et constitutivement homosexuels, cela ne saurait être en eux, ni confondu, ni séparé.
Partager cette double condition devient alors une richesse et une chance. Par voie de conséquence, elle permet de pouvoir contribuer de manière positive à un débat qui se réduit pour l’instant à un affrontement idéologique calamiteux n’ayant rien à voir, ni avec la Révélation, ni avec l’ Évangile  Comme tu le dis, la Parole de la foi y est représentée soit par des radicaux, soit par des fanatiques dont l’enthousiasme pourrait être souvent assimilé à de l’idolâtrie (exemple de Frigide Barjot sensée être le porte-drapeau des « cathos cool et branchés »).
Je pense que la contradiction vécue par certains homosexuels chrétiens, certes parfois réelle et difficile, est aggravée par une mauvaise position du problème : ils mettent en situation des positions qui n’ont aucune chance de se rencontrer parce qu’elles appartiennent à des contextes et à des mondes différents, alors qu’ils savent très bien, au fond d’eux-mêmes, que la synthèse est spirituellement et existentiellement possible. Cela s’appelle l’ « historicité de la Révélation ».
Unir la foi et le mariage civil entre personnes du même sexe semble relever du tour de force, alors qu’il suffirait peut-être simplement de revenir, comme tu le suggères, aux fondamentaux de la foi chrétienne et de l’Évangile : « l'Amour que nous a enseigné le Seigneur ». La question n’est pas : « comment vais-je réconcilier les paroles de la Bible avec l’amour et le mariage entre personnes du même sexe ? », mais « comment vais-je vivre, moi-même, deux prises de position apparemment contradictoires, de manière pleinement assumée et libre, comme il m’est demandé de le faire par celui qui a déjà réalisé en moi cette unité et cette liberté ? »
Tu as donc bien fait de laisser ton profil ouvert : pour tenir ta place « pontificale » (de ‘’pont’’) à un moment où, comme tu le dis si bien, « deux camps», je dirais même deux fondamentalismes, s’affrontent. Concerné par les uns et les autres de ces protagonistes qui se mènent une guerre digne des pires moments de l’anticléricalisme, tu te sens loin de leurs méthodes, car ta voie est celle de la réconciliation intérieure et il t’est demandé, de manière quasiment prophétique, d’en être le témoin.


Revenir aux fondamentaux signifie renvoyer chacun non seulement à ses droits mais aussi à ses devoirs :

1- les chrétiens et plus particulièrement les catholiques : « avancer en eaux profondes » comme dit Jésus dans l’Evangile[1], afin de ne pas passer une fois de plus à côté d’un rendez-vous où une parole est attendue par bon nombre de femmes et d’hommes qui ont encore quelques raisons de croire et d’espérer. C’est en effet sur ce terrain qu’on aurait dû trouver des "militants", et c’est là qu’on les trouvera de toute façon (en particulier les prêtres)  lorsqu’il faudra gérer des situations pastorales particulières. Elisabeth Roudinesco [2] fait une remarque judicieuse : « Les Eglises s'adaptent finalement assez bien, quoiqu'elles en disent, à ce qu'est le mariage et son évolution au sens laïc ».
Même si cela doit interroger, voire défier la vision anthropologique déployée par la tradition chrétienne et le Magistère,  il s’agit tout d’abord d’en finir avec cet état d’esprit d’assiégés qui soutient que le « mariage pour tous » serait une catastrophe pour l’avenir de l’humanité. (Bien sûr, je ne parle pas ici de la PMA qui pose bien d’autres problèmes éthiques soulevés par les politiques de gauche eux-mêmes). Comme le dit si bien la psychanalyste précédemment nommée, « nous assistons plus à une évolution qu’à une révolution du mariage » [3]. Et qui semble ignorer, sinon ceux qui veulent nous faire peur, que le schéma traditionnel et majoritaire de nos sociétés est et restera celui du couple homme-femme ? N’est-ce pas d’ailleurs au nom de la protection des minorités par l’état que bon nombres d’hétérosexuels se déclarent en faveur du « mariage pour tous » ?
Nous savons aussi, même si les conséquences de l’union homosexuelle sont importantes pour l’anthropologie chrétienne traditionnelle, qu’une compréhension essentialiste de la « nature humaine » n’est plus tenable, y compris par la théologie catholique aujourd’hui. Le concept de « loi naturelle » doit faire l’objet d’une herméneutique ; là encore, « historicité ».
Prendre acte de l’existence du « mariage civil pour tous », dont l’avènement semble absolument inévitable dans nos sociétés contemporaines et recentrer le débat sur le sens, non théorique et métaphysique, mais vécu, de l’amour et de la sexualité, en accompagnant et guidant les couples, homos en l’occurrence, dans leur expérience de l’amour humain, serait une position bien plus audacieuse que celle du repli identitaire à laquelle nous assistons aujourd’hui dans la rue. Et Dieu sait si l’amour entre deux femmes ou deux hommes peut être fructueux mais en même temps sujet à la perversion comme toutes les choses les plus belles et les plus fragiles.
2- Dire cela c’est par conséquent renvoyer les gays, fortement représentés dans le débat par des fondamentalistes d’une autre espèce (certains groupes de l’inter LGBT par exemple) non seulement à leurs droits mais aussi à leurs devoirs : relever le grand défi auquel ils vont être désormais confrontés au même titre que les hétérosexuels : celui de l’amour humain et de l’exercice d’une sexualité responsabilisée vécue dans l’engagement et le mariage, car c’est aussi cela le mariage civil ! Et bien hypocrites sont ceux qui font semblant de l’oublier pour hurler avec les loups.
Je suis persuadé que les homos ont bien des choses à apporter dans le témoignage d’une vie amoureuse vécue dans la vérité. Cet apport, et ne le font-ils pas déjà dans certaines instances, ne serait-il pas précieux pour aider à comprendre le sens (y compris  théologique) de l’amour humain, alors que la société elle-même ne sait plus très bien à quoi correspond le mariage comme institution ?

Puissent ces quelques réflexions, qui ne prétendent pas épuiser le sujet, t’encourager, cher G, à laisser ton profil ouvert, à rester toi-même et à être simplement présent….

Je t’embrasse

Robert

11 décembre 2012

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[1] Luc 5,1-11

[2] Voir la vidéo de son intervention à la commission des lois sur : http://www.dailymotion.com/video/xv79wg_elisabeth-roudinesco-audition-a-la-commission-des-lois-sur-le-mariage-pour-tous_news
voir aussi l'interview dans le Monde de l'anthropologue Maurice Godelier : 
http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/11/17/l-humanite-n-a-cesse-d-inventer-de-nouvelles-formes-de-mariage-et-de-descendance_1792200_3224.html


[3] Sur la même vidéo, cf. note 1